
IV
Les flics ont volé la voiture de mon grand-père
ils la lui ont rendue six mois plus tard
mais rien ne lui est arrivé
Ma mère a participé à une manifestation quelques jours plus tard
un de ses oncles l’a sauvé de la foule
mais rien ne lui est arrivé
Mon père était pilote maritime
il a su que l’on avait jeté des corps à la mer
mais rien ne lui est arrivé
Un ami a déterré des livres chez lui
presque vingt ans prisonniers dans l’humidité
mais rien ne leur est arrivé
On a eu de la chance petite Jeanne
et j’ai pensé au différent
une bruine comme celle de cette nuit-là au bar
pendant que les forces spéciales fermaient le lycée
on s’est assis sur la place avec les garçons
ils avaient faim froid ils n’avaient nulle part où aller
on a joué à mimer des films
on a discuté en mangeant des biscuits
peu à peu ils se sont approchés de moi
une baleine avec des crustacés sur le dos
rimait des sons dans cette densité-là
comment et où dorment-elles me suis-je demandé
pourquoi échouent-elles sur des plages désertes
et les filles qui disparaissaient pour se prostituer
et l’autre qui a été violée par son père
la jeune femme frappée par sa mère
celui qui habitait dans un parc près de chez moi
ou le punk qui est né pour vivre à l’hôpital
ceux qui n’ont jamais eu d’enfance obligés à travailler
ma meilleure élève s’est suicidée
elle écrivait des poèmes des pièces de théâtre énormes
elle finissait toujours la première
je n’ai jamais pu rentrer dans son monde
l’excuse des quarante-quatre heures n’est pas suffisante
j’ai pleuré tout cet après-midi-là Jeanne en pensant que ç’aurait pu être moi
et si je veux me souvenir de son nom je ne peux pas
et si je veux être un autre je ne peux pas
et si j’ai voulu être un homme exemplaire
je ne me souviens que de ce matin-là à Peñalolén
les vachers luisants picoraient des grains
des nuages de gaz lacrymogène
sillonnaient la ville
IV
A mi abuelo los pacos le sacaron un auto
se lo devolvieron a los seis meses
pero a él no le pasó nada
Mi mamá fue a una protesta a los días
un tío la rescató de entre la multitud
pero a ella no le pasó nada
Mi papá era tercer piloto mercante
supo que habían arrojado cuerpos al mar
pero a él no le pasó nada
Un amigo desenterró libros de su casa
casi veinte años atrapados en la humedad
pero a ellos no les pasó nada
Fuimos afortunados pequeña Jeanne
y pensé en lo distinto
una llovizna como la de esa noche en el bar
las fuerzas especiales cerrando el liceo
con los chicos nos sentamos en la plaza
tenían hambre frío no tenían donde ir
jugamos a hacer mímica adivinando películas
de a poco se me fueron acercando
una ballena con crustáceos en la espalda
rimando sonidos en esa densidad
cómo y dónde duermen me pregunté
por qué varan en playas desiertas
y las niñas que desaparecían para prostituirse
y la otra que fue violada por el papá
la chica golpeada por la madre
el que vivía en un parque cerca de mi casa
o el punk que nació para vivir en un hospital
los que nunca tuvieron infancia obligados a trabajar
mi mejor alumna se suicidó
escribía poemas obras de teatro enormes
terminaba antes que todos
nunca entré en su mundo
la excusa de las cuarenta y cuatro horas no es suficiente
esa tarde Jeanne la lloré entera pensando que pude ser yo
y si me quiero acordar de su nombre no puedo
y si quiero ser otro no puedo
y si quise ser un hombre ejemplar
recuerdo solo esa mañana en Peñalolén
los tordos picoteando semillas
nubes de gas lacrimógeno
surcando la ciudad.
Extrait de Tordo [Vacher luisant].
Santiago du Chili: Cuneta, 2014.
Traducido por José Pozo López en el evento La Communauté brisée (La comunidad trizada), una muestra de poesía chilena contemporánea curada por Rodolfo Reyes Macaya en La Maison de la Poésie d’Avignon, en enero de 2018.